Les sources

Il n’existe pas de version linéaire de cette légende dans une source unique. Depuis son origine, qui remonte au VIème siècle, elle s’est diffusée en divers fragments, recombinés selon de nombreuses variantes. Je l’ai à mon tour recomposée librement, tout en y ajoutant de nouveaux prolongements.

La version la plus simple, voire simpliste, de cette histoire se retrouve dans le « roi d’Ys » de Lalo: une princesse jalouse de sa sœur donne les clefs de la ville d’Ys à un ennemi du pays. Engloutir une ville pour une affaire de cœur, c’est plausible à la rigueur, mais plutôt mince au point de vue symbolique !

Dans son complet développement, la légende n’évoque même pas cette histoire de rivalité entre sœurs. La narration se resserre autour d’une seule princesse ( qui ne se nomme jamais Morgane, mais Dahut). La plupart des grandes scènes épiques de l’opéra sont tirées des anciens textes ( le conflit avec l’autorité du roi, l’évocation des Korrigans, les gladiateurs, l’amour impossible envers un étranger mystérieux – le terme d’ »Inconnu » est de mon crû- ,une fusion orgasmique avec l’océan). Ma plume n’avait plus qu’à se laisser soulever par ce souffle enivrant venu du fond des âges.

La « version longue » du mythe est à la fois plus compliquée et plus simple que mon opéra. Elle foisonne d’épisodes secondaires ( Guénolé n’apparaît qu’au milieu de l’histoire, succédant à Saint Corentin)… envoûtante et onirique profusion, appelant une structure plus resserrée.

Dans l’original, Gradlon fait bâtir la ville d’Ys selon les vœux de Dahut. Une fois la décadence et la brutalité bien installées dans la ville, un chevalier nommé « l’Etranger » fait son apparition.

Dans ma vision du drame, c’est l’Inconnu qui souffle à l’esprit de Morgane l’envie de fonder la ville d’Ys, dont il sera l’architecte…l’œuvre y gagne en unité : Ainsi, le motif menaçant de l’Inconnu prend un caractère scandé, bétonné, qui influe sur le portrait sonore de Morgane, pourtant lyrique et séducteur. Au deuxième acte, les rythmes, potentiellement brutaux, nous donnent une image transposée des assommoirs soi-disant musicaux de notre époque. Il est amusant de voir comment les compositeurs qui se veulent « contemporains » n’expriment jamais quoi que ce soit sur la lèpre sonore hyper-rythmique, dégénérative, toute puissante, qui ravale la sensibilité de l’homme actuel au-dessous de celle de l’orang-outan.

Après avoir fait de l’Inconnu le centre de gravité de tout le drame, il me fallait creuser plus loin, jusqu’aux origines de sa présence. C’est pourquoi le prologue constitue le véritable noyau de l’œuvre, la dissonance fondamentale qui ne trouvera sa résolution que dans les ultimes mesures du dernier acte.

D’après certains textes, le roi Gradlon part simplement à la conquête d’une femme merveilleuse lors d’une expédition nordique. Elle meurt en couches, sans autre raison que celle d’une poétique fatalité.

Je fus longtemps fasciné par une autre version de la légende : Gradlon assiège obstinément une citadelle, sans succès et surtout sans but rationnel, puisque cette citadelle ténébreuse trône dans un pays stérile et glacé. Ses guerriers finissent par l’abandonner, et Gradlon, solitaire, comme pris de folie, continue de rôder obstinément aux alentours de ce château hostile, habité par un pressentiment qu’il ne comprend pas. Son courage dément remplit d’amour la reine de ce château, une sorte de Walkyrie nommée Malgven.

Elle invite Gradlon à tuer son époux, un être falôt et débauché. Les nouveaux amants regagnent ensuite la nef des guerriers de Cornouaille en franchissant les nuées sur le dos de Morvark, le cheval ailé.

Sans doute un tel prologue eût-il présenté un visage plus familier au spectateur traviatophage de base que l’introduction ésotérique de mon drame. La réincarnation ouvre des perspectives dramatiques troublantes.

Les conflits entre Malven et l’Inconnu, entre les sylphes et les Korrigans, entre Morgane et Guénolé sont autant de symboles d’un monde limité, coupé du Divin. L’idée de réincarnation, placée dans son sens véritable, évite de confondre l’au-delà, l’invisible (fût-il paradisiaque) avec l’Absolu, la véritable plénitude du Divin, en laquelle ne saurait subsister aucune dualité. La vision en noir et blanc du Bien et du Mal se trouve ici dépassée, puisque toutes les forces qui se déchirent dans ce drame ne sont que les faces d’une même réalité, visible et invisible, au-dessus de laquelle trônent d’autres dimensions, absolument indescriptibles, au-delà de l’au-delà, pourrait-on dire ! ces dimensions d’où Malven est sortie pour entrer dans la dualité, provoquant ainsi l’irruption d’une force contraire,l’Inconnu !

Qu’un drame aussi épouvantable soit sorti d’une bonne intention, voilà qui peut donner à réfléchir quant à la nature même de ce monde. Lao Tseu , parmi d’autres sages, nous donne la réponse à cette énigme, si judicieusement exprimée par La Fontaine : « Un bienfait ne demeure jamais impuni ».